TRAVELLING AT NIGHT,
JOURNAL DE BORD D’UN MONTAGE
septembre 2012 – février 2013

Texte issu du premier numéro de la revue
« La Bête Lumineuse »


Dimanche 2 septembre 2012 – Paris

    « J’aimerais que tu montes mon film. »

C’est souvent avec cette simple affirmation où se mêlent désir et nécessité, que nous autres monteurs sommes appelés à grimper sur le navire. Un navire : oui, il s’agit bien d’un voyage.

Léa Rinaldi et moi avons déjà travaillé ensemble à trois reprises : Ceux qui restent (un documentaire, portrait croisé de deux jeunes cubains), Migration (une fiction) et Box  (un documentaire expérimental sur un match de boxe). Dès le premier montage, une grande complicité s’est créée. J’ai appris à la comprendre, à connaître ses désirs de cinéma ses envies artistiques, son rapport au rythme, ce qu’elle n’aime au cinéma, la lumière qu’elle y cherche. Puis, de film en film une amitié est née, comme cela arrive souvent entre deux personnes qui se retrouvent « enfermées » de longues semaines dans une salle. Même si depuis je n’ai pas monté tous ses films, on est restés fidèles l’un à l’autre.

En 2009, la petite caméra de Léa a été la première invitée sur le tournage d’un film de Jim Jarmusch (The limits of control). Jusqu’ici, le cinéaste américain n’avait jamais accepté la venue d’une autre caméra que la sienne sur son plateau. D’ailleurs, en voyant Behind Jim Jarmsuch, le documentaire réalisé par Léa sur ce tournage, on comprend pourquoi : le cinéaste parvient à créer une ambiance bien particulière sur son plateau, qui invite au silence et à la concentration. Jarmusch se méfiait de ces yeux électriques et intrusifs qui auraient pu mettre à mal cette atmosphère suspendue, atmosphère qu’on retrouve dans ses films.

Convaincu par la poésie des courts-métrages de Léa, l’auteur de Dead man l’a donc conviée sur le tournage de The limits of control, et plus tard sur celui de Only lovers left alive.

Le projet documentaire de Léa s’apparente à ce genre que l’on nomme « making-of » (ou « behind the scene ») : mais la réalisatrice a décidé, comme d’autres cinéastes avant elle, de rayer de son vocabulaire ce terme afin de mieux transcender ce genre souvent réduit à des objets promotionnels de quelques minutes qui accompagnent les films sur les DVD.

Filmer un cinéaste au travail, marcher dans les traces de son mystère, comprendre cette musique qui rythme sa mise en scène : telles sont les pistes que Léa a choisi d’arpenter sur Behind Jim Jarmsusch et aujourd’hui sur Travelling at night.

Je suis très excité à l’idée de travailler sur ce documentaire, à l’idée de passer l’hiver avec Léa et Jim Jarmusch. Mais avant d’accepter définitivement, il faut évidemment parler d’argent, de salaire. Car chaque film à sa propre économie, et comme souvent dans les films dit « d’auteur », une économie qui a l’harmonie d’une construction Lego alambiquée. Je parle de tout cela avec Léa car sur ce film elle revêt aussi la casquette de coproductrice.

On parle aussi de temps, du nombre de semaines que l’on prévoit pour monter le film.

Une fois qu’on a parlé de tout cela et qu’on est tombé d’accord, on y va.

« J’aimerais que tu montes mon film.

— Avec plaisir ! »

On parle ensuite de la vie, on refait un peu le monde, on recommande un verre (car évidemment tout cela a lieu dans un bar) et on se quitte en se disant à dans trois mois.

Demain, Léa repartira dans les préparatifs de son tournage. Quant à moi, je retournerai sur le montage du film sur lequel je travaille actuellement.   

Jeudi 29 novembre

J’ai terminé le montage d’un long-métrage de fiction, La belle vie, il y a deux semaines. J’ai eu le temps de me reposer, de décrocher, de quitter Paris, de ne plus rêver du film trop souvent.

Hier, Léa m’a envoyé le scénario de «Only lovers left alive» en m’indiquant les scènes dont elle a filmé le tournage.

Je m’imprègne ainsi de l’univers du film, une histoire de vampires amoureux qui se demandent comment renouveler une relation vieille de 400 ans.

Mardi 4 décembre 

Une des choses que je préfère dans mon métier, c’est le fait qu’aucun montage ne se ressemble. Cela fait une dizaine d’années que je me consacre à cette pratique et chaque film a été une aventure très particulière. Le visage d’un montage n’est pas le même d’une œuvre à l’autre. C’est la raison pour laquelle on développe au fur et à mesure des années une capacité d’adaptation à toute épreuve. Les conditions de tournage, le jeu des acteurs, la façon de filmer, ce qui parfois n’a pas encore été tourné lorsqu’on commence à monter, la personnalité du réalisateur, sa disponibilité, les conditions salariales, le lieu de montage, le temps prévu, les délais… Chaque film est différent, chaque montage l’est aussi.

Sur Travelling at night, on a décidé de travailler en trois temps. On va commencer par regarder les rushes et faire ensemble une sélection très large. Ensuite, je vais travailler seul un long moment pour faire un premier montage. Enfin, on se retrouvera pour tisser plus précisément le film, travailler le rythme, les correspondances. Et il est possible qu’à ce moment-là s’intégrera la voix de Jim Jarmusch : un entretien doit peut-être être réalisé et il sera en grande partie dirigé par la tournure que le documentaire de Léa prendra.

Cette méthode qu’on a choisie est propre à ce film. Il arrive qu’elle soit tout autre. Et c’est surtout le cas en documentaire, où l’organisation du montage est beaucoup plus complexe qu’en fiction.

Dans la plupart des cas, quand on monte un film de fiction, celui-ci a été tourné en suivant un scénario. Il définit ce que va être le tournage et donc une bonne partie de ce que sera le film. Bien évidemment, le monteur a un rôle plus qu’essentiel sur une fiction (je ne rentrerai pas ici dans les détails, je me garderai bien de trop théoriser) sur un documentaire, il va souvent revêtir les habits du coscénariste : en effet, même si les réalisateurs de documentaire écrivent beaucoup avant de tourner, on est très loin de la précision du scénario. Et surtout, les perturbations du réel conduisent souvent les cinéastes à arpenter de nombreux chemins imprévus.

La première étape consiste à voir ce qui a été tourné. Ça peut paraître simple, mais c’est déjà complexe, surtout quand le réalisateur ramène beaucoup d’images. Ça a été le cas de Léa sur ce film-là où, étant obligée de s’adapter aux situations du tournage, elle a dû improviser en permanence et tourner beaucoup pour ne rien perdre de ce qui était en train de se passer sur le plateau. Elle est donc revenue avec une grande quantité d’images tournées sur quatre jours. À son retour, avec l’aide d’un assistant monteur, elle a rapidement regardé et classé les rushes. Par ailleurs, ils ont aussi mis de côté tout ce qui n’était pas utilisable : plans très flous, trop sombres, trop chaotiques.

J’ai ainsi récupéré il y a trois jours les disques durs contenant tous les rushes, classés et « épurés », soit environ dix heures d’images. Léa a déjà tout regardé, pris des notes, entouré ses plans favoris et les paroles qu’elle veut absolument placer. C’est une étape longue et parfois assez laborieuse. Pour ce film j’ai regardé les rushes seul, chez moi.

Je m’y suis attelé avec un mélange d’excitation et de peur. L’excitation de la découverte, la peur du chemin. C’est l’appréhension de début de dérushage. Dérushage : ce mot n’est pas forcément très gracieux, mais bon, c’est celui qui nous sert à désigner ce travail de « visionnage intelligent ». Lorsque je commence, j’ai toujours cette petite angoisse de ne pas déceler rapidement où le film peut nous mener. J’ai peur de ne pas comprendre les images, de rester en dehors de ce qui se passe, de ne pas sentir là où le film peut aller. Avec Léa, on a beaucoup parlé de ce qu’elle a tourné avant que je découvre la matière, mais il y a quand même cette crainte de ne pas « comprendre », de ne pas saisir.

Cette peur s’atténue au fur et à mesure que les images défilent devant mes yeux. Je dérushe de façon chronologique et grâce au classement de l’assistant monteur, les choses sont assez limpides. Je perçois rapidement comment Léa a décidé de filmer Jim Jarmusch et ses collaborateurs. Je place des marqueurs sur les moments qui me plaisent, je note, je ris, je renomme des plans, je les déplace. Je donne une couleur verte à ceux que je veux déjà essayer de monter ensemble, je fronce les sourcils, je reviens sur certaines images, je passe vite sur d’autres et au terme de ces trois jours de dérushage, je connais ce matériel aussi bien que Léa. Car tel est le premier objectif du monteur : connaître les plans aussi bien que celui qui les a pensées et filmées.

Au soir de ce dernier jour de visionnage, j’ai déjà de nombreuses idées, une quantité de choses que je veux essayer : des plans à rapprocher, des paroles à mettre en valeur, des scènes à faire durer.    Ainsi, avant même de faire le moindre raccord, avant même de sortir les ciseaux virtuels et la colleuse numérique, l’air de rien, le montage a déjà commencé.

Mercredi 5 décembre

Ça y est, on prend possession ce matin de la salle de montage. Elle se situe dans les locaux de la production de Léa dans le quartier de Belleville.

En ce premier jour, on parle énormément. Je lui fais part de mes impressions sur l’ensemble des rushes, je lui confie ce qui instinctivement m’a plu tout de suite et ce qui m’a moins accroché. On discute de cette atmosphère de tournage si particulière qu’il va falloir retranscrire.

On regarde les quelques plans qui déjà nous semblent être des moments clés du film. On les rapproche, mais sans les coller. Et en ce premier jour, Léa et moi abordons des questions qui vont aider à déterminer la structure du film. Comment faire en sorte que chaque scène filmée soit autonome ? Faudra-t-il mêler aux scènes documentaires les séquences montées dans la fiction de Jarmusch ? Comment ne pas empiéter sur l’intrigue du film en lui-même ? Vers quelle durée se dirige-t-on ? Comment jouer avec cette atmosphère obscure qui règne sur le plateau ?

Beaucoup de ces questions n’ont pas encore de réponse, mais une fois lancées, elles feront leurs chemins et se glisseront quotidiennement dans notre travail.

Samedi 8 décembre

Avant-hier soir, je me suis rendu à la projection de Walden de Jonas Mekas au Centre Pompidou. À 19h, j’ai donc quitté ma salle de montage pour filer dans une salle plus obscure encore. De nombreux monteurs ont du mal après une journée de travail à aller s’enfermer de nouveau. C’est un sujet de conversation qui revient parfois entre coupeurs d’images. Certains ne veulent pas aller « s’obscuriser » de plus belle, d’autres ne peuvent s’empêcher de voir le film sous l’angle du montage s’ils enchaînent journée de travail et séance de cinéma. Moi je fais partie de ceux qui ont souvent envie le soir de s’évader dans le noir.

Je n’ai pas réfléchi au montage devant Walden. J’étais un spectateur bouleversé par ce journal intime gorgé de poésie. J’ai pensé au montage de ce film après, dans la nuit, et puis le lendemain et encore aujourd’hui. Le film me suit, m’habite. La poésie de Jonas Mekas me stimule et me donne une forme d’énergie souterraine.

Mercredi 12 décembre

Au bout de quelques jours de montage, notre façon de travailler s’est affinée. On a choisi d’adopter la méthode qui nous a paru la plus évidente compte tenu du projet : on va monter des séquences autonomes de chaque scène filmée au tournage, sans ce soucier pour l’instant de comment elles s’imbriqueront entre elles plus tard. On ne s’empêche évidemment pas de parler de structure plus avancée, mais dans le travail, on essaie le plus possible de ne pas sauter les étapes.

On a commencé la semaine dernière par les séquences tournées en studio à Berlin. C’est les premières scènes que Léa a filmées. Elle n’est pas très contente, les images sont trop sombres, et elle n’avait pas encore trouvé sa place sur le tournage. De mon côté, je suis plus optimiste (d’ailleurs le monteur devrait toujours rester optimiste, quoi qu’il arrive !). Je trouve que des éléments très intéressants émergent de ces plans sombres : des visages se détachent, les contre-jours sont très expressifs. La nuit du studio donne une atmosphère étrange, presque gothique. Il ressort de cette obscurité une grande intimité entre le réalisateur et les comédiens : on se concentre là-dessus et les premiers raccords apparaissent.

Vendredi 21 décembre

J’ai passé la journée dans une autre salle de montage pour travailler sur un autre film. Cet automne, j’ai monté un long-métrage de fiction intitulé La belle vie, réalisé par Jean Denizot.  Juste avant de commencer Travelling at night, j’ai passé les rennes de cet autre montage à un autre jardinier, le monteur son. Le travail de ce dernier a profondément transformé la vision du film : il a donné une couleur différente à certaines séquences, à certains raccords. Le travail du compositeur a impliqué aussi certains ajustements.

J’ai retrouvé aujourd’hui tous ces personnages que j’avais abandonnés quelques semaines plus tôt après avoir vécu près de cinq mois avec eux. Je suis heureux de les revoir. On se replonge avec le réalisateur dans des détails, et on remet en question aussi des choses plus importantes : avec le recul, les problèmes – et les solutions ! – nous apparaissent plus clairement.

Lundi 4 février 2013

Les périodes de montages sont parfois entrecoupées de pauses. Au mois de janvier, Léa n’était pas disponible et nous nous sommes arrangés pour reporter la suite de notre travail. Cela peut aussi arriver quand on manque cruellement de recul : là, la pause s’avère nécessaire. Ce sont des moments pendant lesquels les séquences inachevées hibernent, de longs moments pendant lesquels les monteurs et réalisateurs vaquent à d’autres images.

J’en ai profité pour passer du temps sur le mixage de La belle vie. C’est une étape à laquelle j’aime être présent. C’est un prolongement direct du montage. Ce n’est pas seulement des sons qui s’équilibrent, des bruitages qui ressortent et des voix qui s’unissent. C’est aussi des scènes qui se tendent, des musiques qui décollent, des mots qu’on déplace, des raccords qui sont sublimés.

Mardi 5 février

On a repris le travail aujourd’hui avec Léa, après un mois de pause. On avance lentement : on a beaucoup de choses à se raconter. Les salles de montage sont parmi les plus beaux lieux de discussion et de confession qui soient !

Mi-décembre, la sélection des rushes était terminée. Et avant Noël, j’ai monté une première version de chaque scène. Notre version actuelle tourne autour d’1h30. Il n’y a pas de durée imposée sur ce documentaire, du coup nous ne nous préoccupons pas du temps. Le film aura sa durée idéale.

Mercredi 6 février

Jim Jarmusch marche dans Tanger suivit de son assistant et de son chef opérateur (la fin de Only lovers left alive se situe là-bas, dans les rues biscornues de cette cité portuaire). Ils cherchent le lieu de la scène finale. On laisse le plan dans sa longueur pour mettre en valeur la recherche et la déambulation. En faisant durer le plan, on se croirait presque dans un film de Jim Jarmusch… Tant pis pour les quelques à-coups de caméra. Peut-être qu’on raccourcira le plan plus tard. Il faut souvent couper en plusieurs fois pour arriver à la bonne longueur.

On cherche, on tâtonne. La séquence résiste. On s’obstine, on tourne en rond. Les problèmes ne se résolvent pas tous dans la salle de montage. Lorsqu’on bute sur quelque chose, on essaie de s’en éloigner. Dans la brasserie d’en face, on reste attablés longtemps après le déjeuner pour parler des images, loin d’elles. Et on trouve.

On se replonge dans les détails. Les choses s’affinent, se scellent. Il reste encore beaucoup de travail, mais on part chaque soir avec des beaux morceaux de séquences. Le film commence à se tenir debout.

Lundi 11 février

Léa est partie sur le tournage d’un autre film me laissant seul avec les vampires amoureux. Commence alors la période du montage où je vais travailler seul. C’est une façon de faire que j’affectionne et que Léa apprécie aussi.

Ces moments sont assez bénéfiques, car on peut se mettre à essayer des tas de choses sans aucune retenue, sans aucun complexe. On va chercher un regard dans une scène pour le coller dans un autre, on essaie de placer des musiques.

Mais parfois on a ses grands moments de solitude, quand on a besoin de faire une pause, ou lorsqu’on s’arrache les cheveux sur un raccord… Souvent, dans ces journées-là, je bois trop de café.

Mardi 12 février

J’ai quitté Tanger pour revenir aux scènes tournées en studio à Berlin. Tilda Swinton est assise sur un lit et téléphone à une compagnie aérienne. Le couple de vampires doit fuir au plus vite vers Tanger. Tom Hiddleston fait les cent pas devant le lit et guette à la fenêtre le danger qui approche. Pas très loin, un cadavre. Il se passe beaucoup de choses en même temps.

Jim Jarmusch adore chercher sur le plateau. Il aime ne pas savoir, il préfère le doute à la certitude. Pendant que les acteurs répètent leur texte et se font remaquiller, lui les observe, marche entre les techniciens, déplace des objets, puis interpelle son chef opérateur pour commencer à parler du découpage de la scène. Il fait ensuite travailler les acteurs : ensemble, ils cherchent leurs positions, leur tons, la musique de leur échange. En les écoutant, Jarmusch définit la manière dont il veut les filmer. Les projecteurs bougent, la scripte surveille. Les répétitions tournées peuvent débuter. Léa a filmé tous les membres de l’équipe avec le même intérêt. Elle échappe ainsi aux carcans du making-of classique où l’attention se porte seulement vers ceux qui sont sous la lumière.

Dans le désordre du plateau, j’essaie de mettre en parallèle la recherche solitaire du réalisateur et les échanges entre les comédiens. J’accentue les regards de Jarmusch. Je triche avec la réalité (en montage, on triche tout le temps). Je crée une intimité entre ces trois paires d’yeux. Le réalisateur scrute les visages de ses acteurs. Les comédiens s’observent, mais lancent aussi des regards vers Jarmusch pour guetter ses impressions silencieuses.

Léa aime beaucoup l’obsession de Jarmusch pour les accessoires. Je vais donc mettre en valeur ce fétichisme en montant ensemble les plans où il se faufile entre les acteurs et les techniciens pour déplacer des instruments de musique.

La séquence prend vie, de nombreux raccords sont rêches, mais c’est pas grave, on avance, on verra plus tard.

Lundi 18 février

En ce début de semaine je me suis attelé à une drôle de séquence. Tilda Swinton fait tomber une fiole contenant du sang. Jim Jarmusch va passer un temps fou en compagnie de techniciens de l’hémoglobine  à trouver le moyen de diriger l’écoulement du sang sur le tapis. Léa et sa caméra ont pu s’approcher assez près de cette scène de préparation fascinante. J’essaie de préserver cette proximité par le montage.

Ainsi, je passe la semaine seul dans l’obscurité avec quelques personnes qui tournent autour d’une flaque de sang. Pour monter le début de cette séquence, je me sers de la musique de Jim Jarmusch. Le cinéaste est aussi compositeur et il a confié à Léa des morceaux sur lesquels il a travaillé pendant la préparation du film.

Mardi 26 février

Hier, Léa est rentrée et on a repris le travail en duo. On a commencé par regarder les séquences que j’ai montées en son absence. Ces deux jours ont été très efficaces et assez importants pour le film : Léa a tranché sur de nombreux points et a vu le montage avec beaucoup de recul. Elle m’a tout d’abord signifié que tel ou tel moment n’était pas utile ou ne lui plaisait pas. On a décidé ensuite de préserver dans le documentaire la chronologie du film de Jarmusch (l’enchaînement des scènes que Léa a filmées représente la dernière partie d’Only lovers left alive). La simplicité l’emporte souvent en montage.

Puis Léa a choisi ce qui pourrait rendre singulière chaque séquence. On s’est arrêté sur cette structure qui suit la chronologie du tournage, mais en donnant à chacun de ses moments une tonalité et un point de vue différents. L’une d’elles va se concentrer sur le travail de Tilda Swinton, une autre sur l’obsession de Jarmusch pour les détails, une autre sur l’atmosphère du plateau. On a aussi choisi des moments musicaux à partir de propositions sur lesquelles j’ai travaillé pendant l’absence de Léa. Cela crée des respirations entre les scènes dialoguées.

    

Mercredi 27 février

On a passé la journée à travailler sur les déplacements. Léa a beaucoup filmé le réalisateur, les acteurs et les techniciens en train de marcher. Leurs pieds avancent sur le plateau ou dans les rues encombrées de Tanger. Des déplacements que nous mettons en valeur dans le montage et qui participent à façonner le style du film de Léa. On fait aussi participer de nombreux chats à cette chorégraphie du passage.

On a aussi beaucoup discuté de la place que la voix de Jim Jarmusch pourrait prendre dans le film. Maintenant que le documentaire a une structure plus précise, j’insiste auprès de Léa pour qu’on prépare cet entretien avec Jarmusch et qu’il se fasse au plus vite. Mais Léa n’est pas encore persuadée de l’utilité de la voix du réalisateur. J’ai exprimé mon désir d’entendre le cinéaste parler de la nuit dans ses films. On s’est extirpé de la salle de montage pour aller déjeuner. On s’est attardé au moment du café pour parler de nouveau de cet entretien.

Jeudi 28 février

Hier soir, après avoir laissé mes vampires, je me suis rendu à la projection d’un film que j’ai monté au printemps dernier. C’est une soirée assez importante, car le film est montré pour la première fois à un large public. C’est le moment où l’on commence à partager cette longue aventure solitaire avec des proches et des collègues monteurs, réalisateurs, et autres animaux de cinéma.   

Pendant la projection de ce documentaire sur Jean-Luc Godard, je guette les réactions. J’attends avec une pointe d’angoisse des rires sur une scène précise : elle arrive, les rires aussi, je souffle. J’entends quelqu’un qui dort. Un portable sonne. Quelqu’un arrive très en retard. La salle obscure vit, j’adore ça. J’espère qu’il y a des spectateurs qui s’embrassent. Mon esprit s’évade. Je pense à une fille qui n’est pas venue ce soir. Une entrée de musique me ramène brusquement dans le film. J’essaie de me remémorer à quel moment du montage on a travaillé sur cette séquence.

Après la projection, on se retrouve dans un bar. Avec des amis monteurs, on s’agglutine au comptoir. On cause de nos expériences récentes, on rit beaucoup. Entre coupeurs d’images, les occasions de se voir sont rares. On passe nos journées dans des tanières différentes aux quatre coins de Paris.

On se voit, alors on en profite. On reste tard. C’est souvent assez drôle des monteurs dans un bar. Sortis de l’obscurité, je vous assure qu’on peut être assez lumineux…

Aurélien Manya

Films cités :

Behind Jim Jarmusch (2009) – Réalisation : Léa Rinaldi. Production : Aléa Films,

La belle vie (2013)- Réalisation : Jean Denizot. Production : Mezzanine Films.

Box (2009)- Réalisation : Léa Rinaldi. Production : Aléa Films.

Ceux qui restent (2008) –Réalisation et production : Léa Rinaldi.

Jean-Luc Godard, le désordre exposé (2012) – Réalisation : Céline Gailleurd, Olivier Bohler. Production : Nocturnes Productions.

Migration (2009) – Réalisation : Léa Rinaldi. Production : Mk2/Naïve.

The limits of control (2009) – Réalisation : Jim Jarmuch. Production : Focus Features, Entertainment Farm, PointBlank Films.

Only lovers left alive (2013) – Réalisation : Jim Jarmusch. Production : Recorded Picture Company, Pandora Filmproduktion.

Travelling at night with Jim Jarmusch (2013) Réalisation : Léa Rinaldi. Production : Aléa Films, Pandora Filmproduktion.

Walden (1969) – Réalisation et production. : Jonas Mekas.

© Aurélien Manya